La trilogie romanesque by Tchicaya U Tam' si

La trilogie romanesque by Tchicaya U Tam' si

Auteur:Tchicaya U Tam' si
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2015-01-14T16:00:00+00:00


8

Mercredi 21 juin

Il manque. Il me manque le sens du cœur. J’ai perdu le sens du cœur. Julienne, Mazola. Mazola. Julienne. « Il a fui… »

Donne, donne. S’il te reste beaucoup après donner, c’est que tu n’as rien donné. Tu n’as rien d’essentiel à donner. Tu te dis que tu as tout donné et tu n’as rien donné ! Avais-tu le sens du cœur ? Que répondre ? Julienne. Mazola.

Julienne réapparut. Il ne voyait d’elle que la chevelure. Les cheveux abondants nattés en mottes au-dessus d’un visage ovale. Montés en tubercules noirs et gras. Le rance de l’huile noire faite en brûlant les amandes de palmiste. Une forte odeur qui lui allait bien. Puis lui revient à la mémoire la démarche légère et ferme sur ses jambes longues. Il ne pouvait que se souvenir qu’elles étaient longues. Le pagne porté à ras de chevilles… la pudeur. À cause de la pudeur, à cause de la nuit. Il imaginait plus qu’il ne revoyait. Se toucher la nuit. Se fondre dans la nuit, toucher le fond, avancer par saccades, avancer par secousses, jusqu’au délice ! Du fond où l’on tombe, tombe infiniment, qui ne vous reçoit pas, vous laisse flotter — corps sur corps — d’un corps qu’on a touché, qu’il est difficile de mesurer. Aussi il lui reste de Julienne une silhouette sans mensuration. À qui parler de Julienne ? Le cauchemar est qu’il n’est pas aisé de reconnaître s’il n’est pas lui-même le monstre qu’il fuit, qui le poursuit !

Mazola et sa nudité offerte voilaient tout. Le plaisir dissout tout. Le désir recrée d’autres possibles. Il n’avait plus envie de fuir. Ne serait-il plus poursuivi ? Il voulait rester. Ne serait-il plus hanté ? Rester en vie sur place. Refaire souche. Mazola. Julienne. S’il lui a manqué le sens du cœur, ce sens lui reviendra-t-il ? Et si c’était irrémédiable, maintenant, demain.

« Mon buvard ! Qui me l’a pris ? Je n’aime pas qu’on prenne mes affaires ! proteste un commis.

— Sh-sh-sh-sh ! » ordonne le chef de bureau.

Le buvard boit l’encre. La terre boit les corps, l’eau aussi. L’effrayante bouche du tourbillon qui aspire Julienne. Mazola qui le fait trébucher. Il se refuse. Il se met dans l’ombre pour la ramener saine et sauve, chez elle. L’innocence ne se méfie pas assez de la nuit.

Coup de sirène du C.F.C.O. Il est midi. M. Martin fait son entrée dans le bureau. Tous les mouvements s’arrêtent. C’est ainsi, tous les jours, un étrange rituel. Tout au signal. Il passe par le bureau des commis aux écritures pour entrer et sortir du sien. Il s’arrête, se tourne vers Luambu. Il a une hésitation qui se transforme en un tic de celui qui veut se souvenir de ce qu’il avait au bout de la langue.

« Ah ! oui, Luambu, que je n’oublie pas : viens me voir cet après-midi.

— Oui, monsieur. »

Il sort. Les collègues de Luambu l’observent ; tous semblent surpris de le voir là et surtout que M. Martin veuille le voir, lui.



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